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Quand la locomotive économique allemande s’essouffle

Confrontée à un possible black-out, l’économie allemande cale. Et avec elle toute l’Europe. Reportage à Lubmin, porte d’entrée du gaz russe sur le continent.

Lubmin, nord-est de l’Allemagne. Difficile d’imaginer carte postale plus pittoresque d’un été sur la Baltique : des plages de sable blanc prises d’assaut par des vacanciers cramoisis ; de profondes forêts qui exhalent un doux parfum de sève ; une mer de champs de céréales où les moissonneuses sont à pied d’œuvre, slalomant entre les éoliennes qui constellent le paysage du Land de Mecklembourg-Poméranie-Occidentale (Meckpomm). Mais que l’on ne s’y trompe pas : derrière l’apparente quiétude des lieux se joue un rugueux bras de fer qui tient toute l’Europe en haleine. « Lubmin, c’est la porte d’entrée du gaz russe sur le continent », explique un habitant, traçant du doigt une ligne imaginaire sous les eaux de la baie.

« Était », devrait-on dire plus exactement. Avec l’éclatement du conflit en Ukraine et après les sanctions imposées par l’Union européenne à la Russie, le maître du Kremlin a décidé de répliquer sur le terrain de l’énergie et de « jouer » avec les robinets gaziers. Prétextant des problèmes techniques et des impératifs de maintenance, l’entreprise Gazprom, le bras énergétique de Poutine, a drastiquement baissé les flux du pipeline Nord Stream 1 (NS1) reliant, depuis une décennie, l’oblast de Leningrad à la côte baltique allemande. Conséquences : plus un bruit, plus un mouvement dans l’imposant complexe gazier de Lubmin, tenu à bonne distance des journalistes. Dans les bureaux régionaux de la chambre de commerce et d’industrie (IHK), l’inquiétude est palpable. « Les entreprises sont préoccupées : en ce moment, il n’y a que 20 % du flux habituel qui passe dans le gazoduc, et il est clair que cela ne suffit pas », prévient Ralf Pfoth, directeur général adjoint de l’IHK.

« Erreur stratégique ». Par son coup de force, Moscou a remis en lumière les profondes dépendances du Vieux Continent en matière d’énergie. À commencer par celle de sa locomotive allemande, la première économie de l’UE. Avant de lancer sa guerre contre Kiev, Moscou couvrait 55 % des besoins de Berlin en gaz, contre désormais environ 35 %. Une dépendance gazière de longue date : initiée au tournant des années 1970 avec la politique d’ouverture vers l’URSS, elle fut poursuivie et même amplifiée sous les chanceliers Gerhard Schröder et Angela Merkel. « Une erreur stratégique », reconnaît-on désormais au sommet de l’État allemand, en guise de mea culpa.

Il y a encore dix ans, le « coup semblait habile », rappelle Erik von Malottki, député social-démocrate du SPD du Meckpomm, rencontré sur une place de la coquette ville de Greifswald, à une vingtaine de kilomètres de Lubmin. « Sur notre chemin vers les énergies renouvelables [qui assurent aujourd’hui la moitié de la production électrique allemande, NDLR], on cherchait alors une technologie bon marché qui nous servirait de pont pour la neutralité carbone, analyse cet historien de formation. On s’est alors tourné vers le gaz russe, un scénario sûr et rapide, mais un choix paresseux. » Un pari dont tout le pays fait aujourd’hui les frais.

Incertitudes. La tempête est palpable pour les industriels du Meckpomm, confrontés à une hausse des prix jamais vue. Les tarifs du gaz ont été multipliés par dix en l’espace d’un an et viennent s’ajouter, estime Ralf Pfoth, à « un front large d’augmentation des coûts », de la majoration du salaire minimum, en juillet, à celle du prix des autres énergies, tels les carburants. « Un mélange dangereux, s’inquiète le représentant de l’IHK. Les entreprises doivent faire attention : leurs clients sont-ils prêts à payer davantage ou vont-ils se mettre à chercher d’autres fournisseurs à l’étranger ? » L’industrie pharmaceutique et chimique, première consommatrice de gaz d’Allemagne, en fait déjà les frais : « Soixante-dix pour cent des entreprises ont signalé une baisse de leurs bénéfices, et certaines ont enregistré des pertes », alerte Jörg Rothermel, de la Fédération de l’industrie chimique (VCI) allemande. Dans le Meckpomm comme dans le reste de l’Allemagne, on se prépare à des mois encore plus compliqués, peut-être sans gaz, et plein d’incertitudes.

La Cosun Beet Company d’Anklam, installée à 30 kilomètres de Lubmin, est une entreprise de transformation de betteraves dont les gigantesques silos rivalisent en hauteur avec les églises gothiques de la ville. Sur ce site d’exploitation, le calme estival règne ; mais, dès le lancement de la saison (qui s’étend de septembre à janvier), quelque 500 camions se relaieront chaque jour pour décharger leurs tonnes de betteraves sucrières. « À ce moment-là, on aura besoin de fonctionner à 100 %. Et donc d’avoir 100 % de nos besoins énergétiques garantis, souligne le directeur général, Matthias Sauer. Ici, on dépend entièrement du gaz venant de Nord Stream 1. » En cas de problème d’approvisionnement, la campagne devra être étendue, avec un risque de perte de la marchandise, détériorée par le gel.

Nucléaire. Mais pour Matthias Sauer, le casse-tête ne s’arrête pas là. Comment faire pour jongler avec les plafonds d’approvisionnement en gaz que les autorités allemandes s’apprêtent à fixer pour chaque secteur industriel ? L’entrepreneur sait qu’il pourra compter sur ses réserves de biogaz, produit depuis plusieurs années sur son site d’Anklam grâce à la pulpe fermentée de ses betteraves, puis sur ses stocks de bioéthanol « maison » en cas d’extrême urgence. « Jusqu’à un certain point », prévient-il. Ensuite ? « Je n’ai aucune idée de la tournure que cela va prendre. » Passé l’urgence de l’hiver, l’Allemagne – et ses 83 millions d’habitants – n’aura d’autre choix que de « repenser son mix énergétique », estime le patron de la Cosun. « Certaines solutions prendront des années, d’autres seront controversées », prédit-il.

À commencer par l’ombre du retour de l’atome, plus de dix ans après l’annonce de la sortie de l’Allemagne du nucléaire, mise en œuvre par Angela Merkel à la suite de la catastrophe de Fukushima, en 2011. Certaines voix de la majorité gouvernementale et de l’opposition appellent à un changement de cap, proposant la poursuite des activités des trois dernières centrales du pays, pourtant promises à une retraite en fin d’année. Début août, Olaf Scholz, le chancelier, a lui-même évoqué le maintien des trois centrales.

Facture. Le retour du charbon, quant à lui, a été d’ores et déjà décidé par l’exécutif berlinois. Pour éviter le black-out et soutenir la production électrique encore assurée par le gaz (environ 10 % des besoins nationaux), l’Allemagne va relancer dix centrales et prolonger l’ouverture d’une dizaine d’autres initialement condamnées à baisser le rideau en novembre. Une mesure d’urgence, a tenu à rappeler Olaf Scholz – la sortie du charbon est toujours programmée pour 2030 -, et en aucun cas un signe de « renaissance » des énergies fossiles. Et, même en misant sur cette « électricité noire », l’Allemagne paie à nouveau le prix de sa dépendance envers Moscou : la moitié de la houille brûlée dans les centrales du pays provient de Russie. Si l’on assure désormais privilégier de plus en plus la Colombie, l’Afrique du Sud et les États-Unis pour s’approvisionner, l’allongement des routes de distribution devrait de fait alourdir la facture pour les consommateurs.

Pour en finir avec leur dépendance à la Russie, les 27 sont appelés à réduire de 15 % leur consommation de gaz en provenance de ce pays. Voire de 20 %, conseillait pour sa part le patron de l’agence des réseaux allemands, Klaus Müller. De quoi espérer bénéficier en contrepartie de la solidarité « gazière » des partenaires européens en cas de coup dur outre-Rhin. « C’est aussi dans l’intérêt de l’UE d’éviter une pénurie en Allemagne », fait valoir Jörg Rothermel, de la Fédération de l’industrie chimique : 60 % des exportations du secteur « sont destinées à des intermédiaires dans d’autres pays de l’UE », rappelle-t-il. Une carence allemande provoquerait inévitablement « des prix encore plus élevés, des délais de livraison allongés et de possibles difficultés d’approvisionnement », ajoute-t-il.

Ci-gît Nord Stream 2. Afin d’éviter le scénario du pire, l’Allemagne s’est également engagée dans la course au gaz naturel liquéfié (GNL). Les autorités ont loué quatre unités de stockage et de regazéification, dont une est attendue d’ici à la fin 2023 au large de Lubmin. Une ville également choisie par le tandem franco-allemand TotalEnergies-Deutsche ReGas pour accueillir un cinquième méthanier flottant. Après sa mise en service, espérée pour décembre prochain, le navire devrait injecter chaque année 4,5 milliards de mètres cubes dans le réseau allemand et couvrir 5 % de la demande gazière du pays.

« La construction va encore coûter des milliards », s’agace déjà un commerçant de la ville balnéaire. « Et tout ça, là-bas, n’aura servi à rien. Cela aura été de l’argent jeté par les fenêtres », ajoute-t-il en pointant du doigt un vaste site industriel aux cheminées éteintes, à l’entrée de la zone portuaire. Ci-gît le projet Nord Stream 2 : 1 200 kilomètres de pipeline cofinancés par Gazprom et un quintette d’entreprises énergétiques européennes (dont Engie) pour un montant avoisinant les 10 milliards d’euros. Avec son jumeau NS1, l’installation devait porter la part de gaz injecté par la Russie sous les eaux de la Baltique à près de 110 milliards de mètres cubes annuels. Ce projet faramineux déplaisait à Washington, qui y voyait un outil de renforcement de la mainmise énergétique de Moscou sur l’Europe. Finalement, après l’entrée des troupes russes sur le territoire ukrainien, Berlin a cédé et suspendu le lancement du projet, pourtant complété au cours de l’hiver dernier.

Terrain d’entente. Sur l’île de Rügen, voisine des tracés des gazoducs, une dizaine de maires locaux, inquiets face à l’explosion du coût de la vie, ont appelé les autorités, fédérales et régionales, à revenir sur leur décision concernant le projet Nord Stream 2 et à chercher un terrain d’entente diplomatique avec Moscou. Un discours loin d’être anecdotique dans la bouche d’entrepreneurs ou de simples citoyens du Land, confirme l’élu du SPD Erik von Malottki. Les raisons sont en partie historiques, explique le parlementaire : « Dans cette région, on a toujours eu de bonnes relations avec l’URSS puis la Russie, surtout quand il s’agissait d’économie. On n’a jamais perçu Moscou comme un ennemi, même si beaucoup se sont sentis trahis lors de l’éclatement du conflit ukrainien. » Le facteur économique joue pour une autre part un rôle déterminant, poursuit le membre du SPD. Dans une ex-Allemagne de l’Est à la santé économique fragile, la crise « frappe encore davantage ».

Sur le port de Lubmin, un employé décoche un curieux conseil à l’un de ses collègues : « Dépêche-toi de préparer des stocks de bois ! » Dès le mois de mai, les ventes de Maik Wiche, gérant d’une exploitation forestière de la région, ont explosé. « Elles sont en hausse de 30 %. Et tout partira pour le chauffage privé. Parce que beaucoup de gens ont peur et ne savent pas ce qui va se passer avec le gaz », confie le chef d’entreprise. Dans les rangs de la CDU régionale, certains craignent des « bouleversements sociaux massifs » si la situation venait à empirer. L’hiver social allemand s’annonce chaud.

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