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Le dollar, arme secrète de l’Amérique contre la Chine .

ÉDITO. Dans la nouvelle guerre froide qui oppose Washington à Pékin, la suprématie internationale de leur monnaie donne un avantage durable aux États-Unis. Par Luc de Barochez

Dans les années 1920, le dollar s’imposait comme la principale monnaie mondiale en supplantant la livre sterling. Un siècle plus tard, va-t-il chuter de son piédestal et priver l’Amérique de l’un de ses principaux leviers d’influence géopolitique ? Les signes d’un déclin du billet vert au profit de la monnaie chinoise sont nombreux ce printemps. Les Émirats arabes unis ont conclu leur premier contrat d’exportation de gaz naturel liquéfié vers la Chine libellé en yuan. L’Arabie saoudite et l’Irak veulent leur emboîter le pas. Le Brésil puis l’Argentine ont annoncé qu’ils payeraient désormais leurs achats à la Chine en yuan plutôt qu’en dollars.

La tendance semble à première vue inexorable, sous l’effet de la nouvelle guerre froide entre la Chine et les États-Unis qui pousse un certain nombre d’États du « Sud global » à s’aligner sur Pékin. L’économiste vedette de Harvard, Larry Summers, confiait récemment qu’une personnalité d’un pays en développement s’était plainte auprès de lui en ces termes : « La Chine nous donne des aéroports, mais les États-Unis, des leçons de morale. » Qualifié de « vieil ami du peuple chinois » par le président Xi Jinping, le chef de l’État brésilien Lula da Silva a fait mine de s’interroger, le 13 avril, à Shanghai. « Pourquoi tous les pays seraient-ils obligés de conduire leurs échanges en se basant sur le dollar ? Qui a décidé que le dollar serait la monnaie mondiale ? »

La complainte est vieille comme la suprématie américaine. En 1964, le ministre des Finances du général de Gaulle, Valéry Giscard d’Estaing, dénonçait le « privilège exorbitant » du dollar. Le fait d’émettre la monnaie mondiale confère aux États-Unis non seulement la possibilité de s’endetter à tout-va, mais aussi d’imposer leur volonté politique à des États ou acteurs internationaux. BNP Paribas l’apprit à ses dépens lorsqu’elle dut s’acquitter de 8 milliards d’euros en 2015 pour avoir contrevenu à l’embargo américain contre l’Iran, le Soudan et Cuba.
Militarisation du dollar
Ce que les spécialistes appellent la « militarisation » (weaponization) du dollar par Washington s’accentue à mesure que les sanctions gagnent en importance dans l’arsenal diplomatique américain. Un palier a été franchi par les Occidentaux après l’invasion de l’Ukraine. Fait sans précédent, ils ont gelé une partie des réserves officielles en devises étrangères de la Russie, pour environ 300 milliards de dollars. Un an plus tard, le retour de bâton s’observe dans la méfiance croissante à l’égard du billet vert. Les pays qui craignent de se retrouver un jour dans le viseur de Washington ont désormais intérêt à limiter leur dépendance à sa devise.

Janet Yellen, la secrétaire au Trésor, l’a reconnu le 17 avril sur CNN : « Il y a un risque que, lorsqu’on use de sanctions financières liées au rôle du dollar, cela puisse, à terme, saper l’hégémonie de celui-ci. La Chine, la Russie ou l’Iran sont incitées à trouver une alternative. » Des économistes comme Nouriel Roubini, de la New York University, prophétisent déjà l’émergence d’un régime bipolaire de réserves de changes internationales autour du dollar d’un côté, du yuan de l’autre. La crainte semble pourtant largement infondée. Avec 59 % des réserves mondiales de change ( selon le FMI ) et 88 % des transactions internationales (selon la Banque des règlements internationaux ), il pèse à peu près autant qu’au sortir de la première guerre froide, au début des années 1990.

Ce qui sauve l’hégémonie du dollar, c’est qu’aucune devise n’est aujourd’hui capable de le remplacer. Les États-Unis ont pu l’imposer au monde grâce à des facteurs délicats à reproduire par d’autres pays : puissance économique, militaire et culturelle, taille du marché des capitaux, instruments financiers diversifiés et, surtout, État de droit. La deuxième monnaie de réserve mondiale, l’euro, ne peut pas sortir de son rôle de suppléant tant que les vingt États qui l’ont en partage n’auront pas pris la décision politique de créer un Trésor européen. La livre sterling ou le yen japonais pèsent trop peu.
Quant au yuan, il ne compte pas pour plus de 2,7 % des réserves officielles de change dans le monde et cela pour de bonnes raisons. Il souffre d’un marché des capitaux déficient et d’un État de droit inexistant en Chine. Sur le plan monétaire, l’empire américain a encore de beaux jours devant lui. L’avertissement formulé à l’adresse des Européens par le secrétaire américain au Trésor, John Connolly, en 1971, reste valable : « Le dollar est notre monnaie, mais votre problème. »

 

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