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Guinée: implications de la nouvelle mesure de la pauvreté mondiale de la Banque mondiale (grand dossier).

La récente annonce de la Banque mondiale révisant ses seuils de pauvreté mondiaux est une information capitale pour la République de Guinée. Le relèvement du seuil d’extrême pauvreté à 3 $ et, surtout, l’introduction d’un nouveau seuil de 4,20 $ pour les pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure (catégorie à laquelle appartient la Guinée) nous obligent à réévaluer en profondeur notre compréhension de la pauvreté et de la précarité dans le pays.

Cette nouvelle métrique, plus exigeante, révèle une image plus fidèle mais aussi plus sévère de la réalité socio-économique guinéenne. Elle doit servir de catalyseur pour une refonte de nos stratégies de développement, de nos filets de sécurité sociale et de nos priorités en matière d’investissement public.

1. Les Nouveaux Seuils : Une Double Lecture pour la Guinée

L’analyse de la Banque mondiale doit être lue à travers un prisme spécifiquement guinéen. Deux chiffres nous concernent directement :

• Le seuil d’extrême pauvreté à 3,00 $ (contre 2,15 $ auparavant) : Ce seuil mesure la pauvreté absolue, la lutte pour la survie quotidienne. L’augmenter signifie que le coût des besoins les plus fondamentaux (se nourrir, se loger chichement) a été réévalué à la hausse. Pour la Guinée, cela se traduira mécaniquement par une augmentation du nombre de personnes considérées comme vivant dans l’extrême pauvreté. Cela met en lumière la vulnérabilité de la frange la plus pauvre de notre population face à l’inflation, notamment sur les denrées alimentaires importées et locales.

• Le seuil de pauvreté pour les pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure à 4,20 $ (contre 3,65 $) : Ceci est le chiffre le plus stratégique pour la Guinée. En tant que pays de cette catégorie, se contenter de lutter contre l’extrême pauvreté (le seuil de 3 $) est insuffisant. Le seuil de 4,20 $ représente le standard de bien-être minimum jugé « acceptable » pour un pays de notre niveau de revenu. Il mesure non seulement la survie, mais la capacité à faire face aux dépenses essentielles (transport, éducation des enfants, santé de base, communication). L’analyse de la pauvreté en Guinée au regard de ce seuil révélera qu’une majorité écrasante de la population vit dans une précarité qui n’était pas capturée par l’ancien indicateur d’extrême pauvreté.

2. Révéler l’Ampleur de la Précarité Guinéenne

Pendant des années, le focus sur l’extrême pauvreté a pu masquer une réalité plus large : celle des millions de Guinéens qui, bien que n’étant pas « extrêmement pauvres », vivent dans une insécurité économique constante. Un travailleur du secteur informel à Conakry, un agriculteur en Guinée Forestière ou un petit éleveur au Fouta-Djalon peut gagner l’équivalent de 3,50 $ par jour, mais reste à la merci du moindre choc : une maladie, une mauvaise récolte, ou une augmentation du prix du riz.

La nouvelle mesure à 4,20 $ nous force à regarder cette « masse de précarité » en face. Elle nous montre que l’objectif n’est pas seulement de faire passer les gens de 2,90 $ à 3,10 $ par jour, mais de construire une véritable résilience économique pour une part bien plus large de la société.

3. Le Talon d’Achille : La Fiabilité des Données en Guinée

L’analyse de la Banque mondiale repose sur des « enquêtes auprès des ménages ». C’est un point critique pour la Guinée. Pour que ces nouveaux seuils aient un sens pratique, nous devons impérativement renforcer notre appareil statistique (Institut National de la Statistique – INS).

• Fréquence et Qualité : Avons-nous des enquêtes (type EHCVM/ELEPG) régulières, robustes et couvrant l’ensemble du territoire, y compris les zones rurales et minières difficiles d’accès ?

• Secteur Informel : Nos enquêtes capturent-elles correctement les revenus d’une économie dominée par l’informel ?

• Actualisation : Les données utilisées pour évaluer la pauvreté en Guinée sont-elles récentes ou datent-elles de plusieurs années, devenant ainsi obsolètes face à l’inflation et aux chocs récents ?

En langage clair, ce sont des recensements détaillés du niveau de vie qui, au lieu de compter toute la population, interrogent un échantillon représentatif de ménages à travers tout le pays. Le mot « régulières » signifie qu’elles doivent être menées à intervalle de temps constant (par exemple, tous les 3 ou 5 ans) et non de manière sporadique.

C’est l’équivalent d’un bilan de santé économique et social complet pour le pays.

1. Décryptage des Acronymes : EHCVM et ELEPG

Ces deux acronymes représentent deux types d’enquêtes complémentaires :

a) EHCVM : Enquête Harmonisée sur les Conditions de Vie des Ménages : Ce que c’est : C’est la « grande » enquête, l’enquête de référence. Elle est très complète et détaillée.

Le mot clé est « Harmonisée » : Cela signifie que la méthodologie (le questionnaire, la manière de sélectionner les ménages, les définitions) est standardisée et la même pour tous les pays de l’UEMOA (Union Économique et Monétaire Ouest-Africaine) et d’autres pays de la région.

Son avantage : L’harmonisation permet de comparer la situation de la Guinée à celle de la Côte d’Ivoire, du Sénégal ou du Mali de manière fiable. C’est l’étalon-or des enquêtes sur la pauvreté.

Son inconvénient : Elle est longue, complexe et très coûteuse à réaliser. C’est pourquoi les pays ne peuvent pas la mener tous les ans.

b) ELEPG : Enquête Légère pour l’Évaluation de la Pauvreté en Guinée : Ce que c’est : C’est une version allégée et simplifiée de l’EHCVM.

Le mot clé est « Légère » : Le questionnaire est plus court et se concentre sur les indicateurs essentiels de la pauvreté monétaire et du bien-être.

Son avantage : Étant plus simple, elle est beaucoup plus rapide et moins chère à mettre en œuvre. Elle peut être réalisée plus fréquemment (par exemple, tous les ans ou tous les deux ans) entre deux grandes enquêtes EHCVM.

Son objectif : Elle sert à actualiser rapidement les données sur la pauvreté et à suivre l’impact de chocs récents (comme une crise alimentaire, une épidémie ou une forte inflation).

2. Que Mesurent Concrètement ces Enquêtes ?

Elles collectent des informations vitales en posant des questions détaillées aux ménages sur :

Leurs dépenses et leur consommation : Combien dépensent-ils pour la nourriture (riz, huile, etc.), le loyer, le transport, la santé, l’éducation, le crédit téléphonique ? C’est la donnée principale pour calculer la pauvreté monétaire.

Leurs revenus : Salaires, revenus de l’agriculture, profits d’une petite activité commerciale, transferts d’argent de la diaspora…

L’accès aux services de base : Ont-ils l’électricité ? L’eau potable ? Des toilettes hygiéniques ?

L’éducation : Les enfants vont-ils à l’école ? Quel est le niveau d’instruction des adultes ?

La santé : Un membre du ménage a-t-il été malade ? A-t-il pu se soigner ?

L’emploi : Qui travaille ? Dans quel secteur (formel, informel, agriculture) ?

Les actifs : Possèdent-ils des terres, du bétail, un téléphone, une télévision ?

3. L’Importance Cruciale du Caractère « Régulier »

Avoir des données, c’est bien. Avoir des données régulières, c’est ce qui permet de gouverner. Imaginez piloter un avion avec des instruments de bord qui ne s’actualisent que tous les dix ans. C’est impossible.

Le caractère régulier (par exemple, une ELEG tous les 2 ans et une EHCVM tous les 5 ans) est fondamental pour :

Suivre les tendances : La pauvreté a-t-elle augmenté ou diminué depuis 3 ans ? Dans quelle région ? Pour quel groupe de population (femmes, jeunes) ?

Évaluer l’impact des politiques publiques : Le programme d’aide aux agriculteurs a-t-il réellement amélioré leurs revenus ? On ne peut le savoir qu’en comparant les données avant et après le programme.

Réagir aux crises : Si une enquête régulière montre une dégradation rapide des conditions de vie dans une région, le gouvernement peut intervenir rapidement avant que la situation ne devienne catastrophique.

Planifier et budgétiser : Avoir des données à jour permet d’allouer les ressources de l’État (construction d’écoles, de centres de santé) là où les besoins sont les plus grands.

l’expression « des enquêtes (type EHCVM/ELEPG) régulières » désigne la mise en place d’un système de surveillance statistique fiable et constant. C’est l’infrastructure de données indispensable pour qu’un pays comme la Guinée puisse passer d’une gestion basée sur l’intuition à un pilotage stratégique basé sur des preuves concrètes. Sans cela, les nouveaux seuils de pauvreté de la Banque mondiale restent des chiffres abstraits ; avec cela, ils deviennent de puissants outils de diagnostic et d’action.

4. Au-delà de l’Argent : La Pauvreté Multidimensionnelle en Contexte Guinéen

La Banque mondiale le rappelle, et c’est particulièrement vrai en Guinée : la pauvreté n’est pas qu’une question de francs guinéens par jour. Un revenu de 5 $ par jour à Conakry n’a pas la même valeur si l’on n’a pas accès à :

• L’eau potable et à l’assainissement ;

• Une électricité fiable pour développer une petite activité ou permettre aux enfants d’étudier ;

• Des centres de santé de qualité et abordables ;

• Des écoles qui offrent une éducation véritable.

Ces nouveaux seuils monétaires doivent être systématiquement croisés avec des indicateurs de pauvreté multidimensionnelle pour guider les investissements publics. L’urgence est de s’assurer que la croissance tirée par le secteur minier se traduise par des améliorations tangibles de ces services de base pour tous.

5. Recommandations Stratégiques pour une Action Efficace

1. Adopter Officiellement le Seuil de 4,20 $ comme Référence Clé : Le gouvernement et ses partenaires doivent utiliser le seuil de 4,20 $ comme principal indicateur de performance pour les politiques de réduction de la pauvreté, afin de cibler la précarité dans son ensemble et pas seulement sa forme la plus extrême.

2. Investir d’Urgence dans l’Appareil Statistique : Allouer les ressources financières et humaines nécessaires à l’INS pour mener des enquêtes ménages annuelles, de haute qualité et à couverture nationale.

3. Intégrer cette nouvelle donne dans les Politiques Publiques : Les stratégies de développement (PRI / SIMANDOU 2040) et les programmes de filets sociaux (ANIES/FDSI…) doivent être réévalués à l’aune de ces nouveaux chiffres. Cela implique probablement d’élargir la base des bénéficiaires et de concevoir des programmes qui s’attaquent à la fois au manque de revenu et au manque d’accès aux services…

En conclusion, cette mise à jour de la Banque mondiale n’est pas une simple révision technique. C’est un miroir qui nous est tendu. Il nous offre une opportunité de poser un diagnostic plus honnête sur l’état de la pauvreté en Guinée et d’ajuster nos ambitions et nos actions pour bâtir une prospérité réellement partagée.

Mohamed CAMARA Économiste Consultant

Associé chez MOCAM CONSULTING