Premier magazine dédié à l’économie guinéenne et africaine

Audits ? Bien sûr ! Mais audit de quoi, de qui, de quand ?

La junte militaire au pouvoir en Guinée depuis le 5 septembre 2021 a annoncé un audit général de la gouvernance Alpha Condé afin de faire rendre compte et rendre gorge à tous ceux qui se sont rendus coupables de « gabegie financière, corruption, détournements de fonds ». Objectif louable et ambitieux, salué par la population et toute la classe politique. Au moins officiellement.

Ce faisant, le CNRD n’invente rien. Quoi de plus normal pour une nouvelle gouvernance que de faire le point sur celle qui l’a précédé. A une précision près : jusqu’où ira cet audit ? Ou plutôt jusqu’à quand ira-t-il ? quel(s) gouvernement(s) va-t-il concerner ?

La voie semble déjà tracée par le CNRD. De la même manière que la récupération du domaine public de l’État a été annoncée comme partant de 1958 à nos jours, le recouvrement des ressources financières dilapidées par nos gouvernants devrait concerner la même période.

La question mérite d’être posée car sa réponse déterminera la réelle volonté du CNRD de « nettoyer le passé » et d’en finir réellement et définitivement avec la classe politique corrompue. Tout ceci sur une base impartiale. Avec le courage comme moteur et la justice comme « boussole ». Car, il faut bien s’en rendre compte, le chantier risque d’être vaste.

Déjà, en 2007, le rapport[1] commandé par le Premier Ministre Lansana Kouyaté sur la période précédant son arrivée (2006-2007) avait mis à jour un système qui «a dilapidé une partie des ressources du pays, anéanti les réserves de change de la Banque Centrale de la République de Guinée, favorisé une inflation à 40%, fait chuter les recettes du budget à 3 000 milliards de francs guinéens.».

Le total des détournements donnait l’équivalent de 40 millions de dollars (1% du PIB). « Un montant global de 262 milliards de francs guinéens (FG) a été détourné (229 milliards dans les ministères et services généraux, et 33 milliards dans les régions de l’intérieur du pays ».

Les auteurs de ces crimes économiques font encore partie du paysage politique et économique guinéen. Ils évoluent dans le secteur privé et dans l’administration publique. Certains sont soit partenaires, soit interlocuteurs du CNRD. Beaucoup se sont reconvertis en gourous de la bonne gouvernance et s’érigent en donneurs de leçons.

Plus proche de nous, le rapport de la Banque mondiale de 2012 portant sur l’audit des marchés 2009-2010, c’est à dire ceux passés sous le régime militaire du CNDD. Il y est constaté, entre autres, des « dérives d’ordre systémique » consistant en des « procédures de passation sous forme de gré à gré alors que la procédure d’appels d’offres était règlementairement obligatoire, des surfacturations nombreuses s’apparentant quelquefois à de véritables détournements de fonds publics, des procédures de paiement irrégulières sous forme de remise de titre d’Etat ou lettre de garantie,  une absence de référentiels de prix interdisant toute comparaison ; une absence de comptabilité matière entrainant un manque de suivi total des stocks. »

Le rapport poursuit plus loin en révélant que « de cet examen particulier, marché par marché, il ressort que la résiliation peut trouver à s’appliquer dans plus de 50% des marchés examinés ; l’enjeu financier est considérable puisque c’est plus de 5.300 mds FG, qui pourraient être annulés des engagements de l’Etat » ! Oui, vous lisez bien : 5.300 milliards de francs guinéens compromis par une gestion mafieuse de nos ressources financières.

Tout ceci s’est passé avant 2011. Ce rappel n’est pas innocent car l’enjeu est de taille. En effet, comment expliquer qu’il faut contrôler et sanctionner les dix ans du régime Alpha Condé et absoudre les cinquante-trois années qui ont précédé son avènement ?

Ce paradoxe prend une autre dimension lorsqu’on constate, notamment dans le rapport d’audit de la Banque Mondiale, que l’armée (c’est à dire le cœur du CNRD d’aujourd’hui) est un acteur majeur de cette gabegie financière. En effet, ce rapport précise que les résiliations qu’il préconise « concerneraient majoritairement les camps militaires et les voiries urbaines qui représentent plus de 2.500 mds FG ». A titre d’exemple, des sociétés comme Deminpex, GSCF ou Katex ont bénéficié de marchés à hauteur de plus de 495 milliards de francs guinéens. Sur ces marchés, passés par le Ministère de la Défense d’alors, 85 milliards ont fait l’objet de paiement sur des marchés pour lesquels les auditeurs recommandent la résiliation pure et simple !

Comme rappelé précédemment, les auteurs de ces crimes économiques commis de 2006 à 2010 font encore et toujours partie du paysage politique guinéen, de l’administration et… de l’armée guinéenne. Certains ont été recyclés par Alpha Condé. D’autres viennent sans doute de l’être par Mamady Doumbouya. Ironie du sort : il n’est pas à exclure qu’ils pourraient faire partie de l’équipe qui sera chargée d’auditer la gestion d’Alpha Condé.

Limiter l’audit à la période 2011-2021 reviendra à laisser ceux qui ont profité des régimes de Lansana Conté, Dadis Camara et Sékouba Konaté narguer le peuple de Guinée. Cela leur permettra de continuer à insulter la misère du peuple qu’ils ont volé en profitant du fruit de leurs crimes. Cela signifiera que dans notre pays, plus tu voles et moins tu risques.

[1]  https://www.jeuneafrique.com/91597/politique/l-audit-explosif-des-ann-es-cont/

Alpha Camara