A Mafèrinya, préfecture de Forécariah, en Guinée Maritime, une usine faisait les beaux jours des 50 000 habitants de cette localité située à une centaine de kilomètres de Conakry, la capitale. Et, avec celle-ci, la vie de plus de 500 employés, contraints à faire valoir leur droit à une retraite anticipée.
Aujourd’hui donc, Salguidia est un beau ou un mauvais souvenir, c’est selon, pour les travailleurs qui semblent dorénavant sous le choc, si ce n’est au bord de la dépression nerveuse.
En cause, cette unité industrielle, jadis fleuron de Mafèrinya, qui peine encore à renaître de ses cendres. Conséquence, plus de 400 travailleurs, mis en chômage forcé, en sont réduits à tirer le diable par la queue. Ce, depuis l’arrêt brusque de Salguidia entre 2013 et 2014 pendant les moments forts de l’épidémie d’Ebola.
Des anciens employés de l’usine s’en trouvent affectés, déprimés, désespérés et, à la limite, révoltés.
Ils ont tous décampé des lieux. Ils sont allés, selon nos informations, à la recherche d’un mieux-être, ailleurs.
Sur le visage de quelques-uns parmi ceux qui peuplent encore la « cité perdue », se lisent le désenchantement, le malaise et le désespoir. Bref, ils sont frappés par la vieillesse avant l’âge. Ne cherchez surtout pas à les aborder autour de cette question brûlante de relance de Salguidia. Ils n’en ont cure ! Lassés qu’ils sont devenus, de l’aborder si souvent avec des journalistes, les autorités, et même le président Alpha Condé, sans issue favorable.
Le pouvoir pointé du doigt
Et, quand on insiste à les apostropher, ils ont une seule et même rengaine : l’incapacité du gouvernement guinéen, en tête le chef de l’Etat Alpha Condé, à pouvoir relancer leur « Salguidia » bien aimée.
Tenez-vous bien ! Dans l’enceinte du domaine de cette usine, à connotation mixte, détenue à 75% des actions par des partenaires libyens, contre 25% par l’Etat guinéen, donc minoritaire, on se croirait dans un cimetière. Un endroit fantôme, en somme. Ici, de la grande rentrée où est élevée une vieille bâtisse, on aperçoit, à peine des écritures en français et en arabe, sur les murs lézardés.
D’où le premier visiteur prend l’information de l’existence de la direction générale de Salguidia. Celle-ci est quasi-déserte. Inutile donc de frapper à la porte. Nul et personne ne répondra. On n’en a fait la mauvaise expérience lors de notre expédition sur les lieux le samedi 15 juin.
Delà jusqu’au niveau des installations proprement dites de l’usine, situées à quelques jets de pierre de là, c’est un silence de mort. Hormis le bruit des moteurs de quelques rares motards de transports en commun, qu’on rencontre parfois, dans les sentiers serpentés, c’est un vaste ‘’désert humain’’. Les seuls animateurs des lieux : les oiseaux qui renvoient depuis de nombreux arbres plantés çà et là, des ‘’chants’’ donnant au coin une certaine ambiance. A leur manière !
A pas hésitants, nous entreprenons d’avancer tout de même jusqu’au niveau de l’usine toute aussi cadenassée que délabrée! Un homme, grand, gros et gras, au teint d’une noirceur effrayante, nous interpelle, avec une voix grave : «jeune homme, vous faites quoi là-bas ? Vous ne savez pas que l’usine est fermée», nous lance Aly Yansané, les yeux hagards. Qui va nous indiquer la cité de Salguidia, située juste derrière l’usine. Le quinquagénaire tournera tout bonnement le talon, comme si de rien n’était, pour démarrer ensuite en trombe sur sa vielle TVS. Sa mission se limitant là, à ce qu’il nous a dit, n’importe qui n’est pas autorisé à s’exprimer sur l’usine. Nous voilà enfin à la cité dite des cadres de Salguidia, qui est à l’image de l’usine, tout autant précambrienne. Où nous avons rencontré enfin notre premier véritable interlocuteur. Ceci, après une trentaine de minutes de déambulation dans cette enceinte enfouie dans les arbres et les herbes.
De l’instabilité de la Libye
Assis à la véranda, entouré de trois gros chiens, « Soumah Salguidia » hésite d’abord, avant de se résoudre à délier la langue.
Il commence son témoignage par le rappel des faits. « Le projet de relance de la société Salguidia a été entamé et arrêté en même temps, par l’avènement de l’épidémie d’Ebola. Puisqu’en ce moment, les partenaires libyens étaient là, ils étaient engagés à débuter les travaux d’extension et de rénovation. C’était en pleine période d’Ebola. Comme ce sont des expatriés, ils ont été rappelés pour rentrer d’urgence au pays. Puisque si quelqu’un parmi eux contractait cette maladie ici, ce n’était pas sûr qu’il puisse rentrer chez lui », rappelle Soumah Salgudia, responsable de la cité des cadres.
L’homme ressemble, à s’y méprendre, à un ancien riche. Et, apparemment, très sollicité ici. Puisqu’en dépit de l’apparence de pauvreté que projette son habitat, l’homme s’exprimant dans un français limpide, est obligé parfois d’interrompre son exposé pour répondre aux appels incessants qu’il reçoit minute après minute sur ses deux smartphones posés sur une table à côte de lui.
Coiffée d’une casquette bleue, cet homme clair, grand, élancé et cultivé, qui nous scrute du regard sous des verres clairs vissés sur le nez, s’exprime en détachant chaque mot. Qu’il prononce. Signe sans doute du désespoir et de dépression. «Donc, ils (Les Libyens, Ndlr) sont rentrés. Mais, à leur retour, je pense que la Guinée aura pris une autre position que moi, je ne sais pas. Donc, je ne peux pas vous dire», se refuse-t-il ainsi, de lever un coin du voile sur ce volet de la question. Avant de s’atteler à répondre à un autre appel téléphonique. Malgré, notre insistance, cette ‘’position’’ citée plus haut, il n’a pas voulu s’étendre dessus.
Et de poursuivre, par ailleurs, un brin pessimiste : «Ils sont revenus (les Libyens, Ndlr) à plusieurs reprises pour essayer de relancer, mais … »
L’orateur précise, néanmoins que les opérations de l’usine sont arrêtées, mais des équipes de maintenance sont restées.
«Une équipe est au niveau de l’Usine, une autre au niveau de la plantation, qui avait été laissée ici par les Libyens. Actuellement, nous travaillons, mais on n’est pas payés. Nous avons tout fait au niveau de l’Etat que l’on considère comme partenaire, afin de prendre au moins des travailleurs en charge, ils ne font pas. Ou même relancer les activités, ils ne font pas. Et, donc, on est là dans l’attente», lance cet ancien employé de Salguidia, désespéré, voire désemparé !
« Cinq ans sans salaires »
La preuve? «Cela fait, à peu près cinq ans que nous ne sommes pas payés. Avant, les Libyens envoyaient les salaires pour ceux qui étaient retenus. Je pense qu’à travers des discussions au niveau du ministère de l’Industrie et d’autres, on a dit aux Libyens d’arrêter toutes les dépenses, en attendant qu’il y ait quelque chose. Je ne sais ‘’ce quelque chose’’ là. Donc, on est là dans l’attente», renchérit Soumah Saguidia, déprimé.
Quid des installations de l’Usine?
Selon lui, il n’est pas permis d’accéder aux installations de l’Usine. «L’usine est Nikel. Ce sont des machines toutes neuves qui sont là. Je disais qu’on est en rénovation et extension. Donc, toutes les machines qui sont installées sont neuves. On n’a même pas fini de faire l’installation. Nous sommes peut-être à 95%. Mais, Ebola a stoppé les travaux entre 2013-2014 », rappelle-t-il à nouveau, ce mauvais souvenir, qui ne passe toujours pas.
La relance de l’Usine lui tient décidément à cœur, puisqu’il ne se lasse point de le marteler : «Maintenant, les partenaires sont venus pour relancer, mais avec la Guinée, la position n’est pas bonne. Soi-disant qu’en Libye, il n’y a pas de gouvernement. Ce qui n’avait rien à avoir avec ça. Puisque ce sont des Libyens qui viennent en Guinée, pays qui est stable. Pour nous, s’il y a des Libyens en place, il y a des fonds qui viennent, qu’est-ce qui se passe en Libye? Ça, c’est le problème des libyens!», coupe-t-il net Soumah, non sans une dose de narcissisme.
Le blues des travailleurs
«Je suis là. Nous avons tout fait en vain. Qu’est-ce qu’on peut?», Interroge-t-il.
«On est là. On n’a pas où aller. Lorsqu’on vous promet, on ne voit rien. On ne dira rien de Salguidia aujourd’hui que monsieur le président (Alpha Condé) ne sache. Il a des documents. Quand il est venu ici, il m’a dit ‘’fais-moi la situation de Salguidia, dans deux jours, tu me déposes’’. Ce que j’ai fait. Maintenant, qu’est-ce que je vais dire? », s’interroge inlassablement Soumah Salguidia.
Avant de répondre sur un ton de désespoir: «Je pense que, quoi qu’on aille dire ou écrire, il n’y aura rien de nouveau.»
Selon lui, seul le président Alpha Condé détient les clés de la situation.
«Mais, Il (Alpha Condé) s’est buté à quelque chose. C’est pourquoi, on a dit que maintenant, la décision d’ici est politique. C’est-à-dire que c’est lui seul qui peut la prendre. Puisqu’en prenant cette décision, il va engager le pays devant la Libye», croit-il savoir.
«Moi, je lui avais dit que la solution est simple. C’est de faire venir les libyens qui gèrent là, autour de la table, et on discute.
La Guinée, si elle a des conditions à leur poser, elle pose les conditions. C’est tout ! » Tranche-t-il.
«Mais, comme ça, on nous fait poiroter là. C’est cette usine qui fait de Maférinya ce qu’elle est. Une population de plus de 50 mille habitants. L’Usine employait environ 400 personnes. Mais, aujourd’hui, tout a volé en éclat. La plantation qui employait plus de cent personnes est abandonnée à elle-même», rouspète Soumah Salguidia.
« Le gouvernement est en train de nous abattre »
Conté Sékou Amadou, connu sous le nom de Mézo, et gestionnaire de la plantation de Salguidia, ne veut pas entendre le terme ‘‘abandonner’’. En dépit des souffrances qu’ils endurent, lui et la vingtaine de travailleurs, il cultive la fibre patriotique, en leur faisant miroiter l’espoir d’un lendemain meilleur.
«La plantation s’étend sur 2129 hectares. Le gouvernement est en train de nous abattre. On se tue ici. Nous avons passé 43 mois sans salaires. L’argent est venu, ils ont payé un an à l’usine et laissé la plantation», raconte Conté, révolté, s’affairant à désherber les plants d’ananas, sous un soleil de plomb; coiffé d’une casquette délavée.
«On peut dire que c’est abandonner?», interroge-t-il ensuite, réagissant ainsi aux propos tenus plus haut par Soumah Salguidia.
«Nous avons 28 personnes qui travaillent ici actuellement. Des ouvriers, gardiens, conducteurs, encadrements y compris. Avant l’arrêt de l’usine, il y en avait une soixantaine. Les ouvriers sont pointés à 1500fg par jour. On comptabilise ça pendant trente jours, excepté les dimanches. Aujourd’hui, on n’a pas de salaire, mais on se débrouille avec la recette issue de la vente de l’ananas que nous cultivons ici. Après la récolte, on vend les fruits et on donne à chacun 50 mille francs, des fois 30 mille francs. Tout est fonction du rendement. C’est à travers cela, on les maintient ici. Aussi, nous cultivons la fibre patriote, à chaque fois qu’ils veulent se révolter. On leur dit : ‘’cette plantation n’appartient pas aux Libyens. Ça, c’est pour vous les Guinéens. Si vous la laissez mourir, tant pis pour vous. Les Libyens sont rentrés chez eux. Nous, nous sommes chez nous’’», explique Sékou Amadou Conté, insistant sur la préservation de l’héritage de l’usine qu’est cette plantation.
Avant de poursuivre qu’ «il y a une représentante que les libyens ont laissée ici, Hadja Maimouna Diallo. C’est elle qui vient superviser les opérations. Elle nous fournit du gasoil, des gants, des bottes, bref tous les matériels nécessaires pour le travail. C’est elle qui s’occupe de nous en relation avec l’ambassade de Libye en Guinée.»
Mézo, frôlant, apparemment la soixantaine, mais gardant encore une apparence juvénile, relève toutefois, un bémol : «le problème c’est que ceux qui font les démarches pour la relance de l’usine ne s’entendent pas. Quand les uns vont à gauche, les autres vont à droite», dit-il, dans un français approximatif.
«Tout le monde connait le problème de Salguidia. Le chef de l’Etat, Alpha Condé connait. Nous souffrons aujourd’hui, mais un jour viendra, on va rire aussi», veut-il fermement y croire encore.
Concerts de Klaxons et désenchantement
Par ailleurs, dans la rue, où se mêlent l’ambiance des vendeuses d’articles divers, le concert de klaxons assourdissant des engins et le désespoir des populations, il y a des citoyens qui ne donnent pas leurs langues au chat.
Mabinty Soumah, est de ceux-là. Arrêtée derrière son étal d’ananas, qu’elle arrange fièrement, la jeune dame nous confie : «Avant, le marché d’ananas était bénéfique. Mais, aujourd’hui, l’usine est arrêtée. Nous travaillons avec des planteurs privés. Nous négocions l’ananas entre 6000 GNF et 7000gnf l’unité. Et puis, nous les revendons pour tirer un bénéfice de 500gnf ou 1000gnf, selon les cas», explique dame Soumah, ajoutant que l’arrêt de l’usine a rendu l’atmosphère de la ville très morose.
Momo Fofafa, s’en plaint également. Lui, il réside à Conakry. Mais la vie de son tuteur resté à Mafèrinya, alors qu’il est allé parachever ses études à Conakry, était tributaire de cette usine.
«Je venais pendant les vacances ici, c’était vraiment beau!», se rappelle le jeune homme à la silhouette d’athlète, avec nostalgie.
Mieux, il lui aurait été promis qu’après ces études de chimie à l’université de Conakry, il serait embauché à Salguidia : «Mais, hélas, l’arrêt de l’usine a tout gâté», regrette-t-il. Et de conclure qu’après l’arrêt de l’usine, beaucoup d’autres jeunes qui gagnaient bien leur vie, «sont tombés aujourd’hui dans la dépression, la désolation, l’alcool et la drogue. C’est vraiment regrettable!», s’exclame-t-il, en définitive.
Youssouf Diallo In Emergence Mag N°04 de Juin 2019