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INTERVIEW – Mamady Sitan Keita, Economiste : « L’arrivée des nouvelles autorités est une opportunité de changer le paradigme en Guinée »

Le dimanche 5 septembre, la Guinée a ouvert une nouvelle page de son histoire avec le renversement du président Alpha Condé par le Comité national pour le redressement et le développement. Pour l’Économiste Mamady Sitan Kéita, Consultant international et Spécialiste du développement économique et social, le pays fait face plus que jamais à une nouvelle opportunité pour amorcer un développement réel et inclusif. Entretien exclusif. 

Émergence : Depuis le dimanche 5 septembre une junte dirigée par Colonel Mamady Doumbouya est au pouvoir en Guinée. C’est une transition qui s’ouvre pour le pays. Souvent les juristes parlent d’une période d’exception. Économiquement parlant comment peut-on qualifier cette période et comment percevez-vous ses conséquences?

Mamady Sitan Kéita : Je peux me joindre aux juristes pour l’appeler en tant qu’économiste période d’exception. En ce sens que les nouvelles autorités, même si elles bénéficient d’un soutien, a en croire l’accueil qui leur a été réservé de tout bord, elles n’ont pas été élues pour être  là. Je crois qu’essentiellement, c’est en cela que les juristes s’y réfèrent comme période d’exception.

Beaucoup estiment que quand on parle de période d’exception, c’est synonyme de non poursuite judiciaire contre les dirigeants de la transition pour d’éventuels crimes économiques. Quel est votre avis sur la question ?

Je pense qu’étant une période d’exception cela est aussi exceptionnellement acceptable. De toutes les façons, s’il n y a pas assez d’abus dans le sens de faire en sorte que l’on ne regrette beaucoup. Parce que s’il y a des menaces de sanction cela pourrait les amener à se maintenir au pouvoir. Donc, il y a cette balance à faire entre la nécessité pour les autorités de transition de faire en sorte qu’ils acceptent d’organiser des élections, mais également de faire en sorte qu’il n’y est pas beaucoup d’abus.

L’une des mesures prises par le CNRD, c’est le gel temporaire des comptes de l’Etat y compris ceux de la Présidence de la république, les régies financières, mais également pour les  anciens dignitaires. Cette mesure était-elle nécessaire ?

Je crois que ce sont de bonnes mesures ne ce reste que dans le sens de la moralisation de la gestion dans ressources publiques et des biens publics en Guinée. Parce que l’un des problèmes fondamentaux en Guinée, c’est que la gestion n’est pas suffisamment moralisée. Ceux qui sont aux affaires très souvent se livrent à des pillages des ressources publiques. Le fait que ces autorités se soient intéressées aux avoirs financiers de certaines personnalités, de certaines entités publiques devraient pouvoir donner ce signal fort que les choses ne seront plus comme avant. Message que cela envoie est un message intéressant. Maintenant progressivement, il faudrait  un cadre formel qui définirait ceux-là qui feront l’objet d’attention particulière parmi les fonctionnaires et savoir jusqu’où ça va débuter. Est-ce que c’est depuis le régime Lansana Conté ou c’est depuis le régime Alpha Condé ? Cela reste à définir pour que la situation reste aussi impartiale que possible.

Même la Banque centrale a fait un communiqué dans ce sens ?

Oui ce communiqué de la Banque centrale est très bon. Maintenant il est possible que l’on puisse penser à certaines entités que le communiqué n’inclut pas et j’ai espoir que les nouvelles autorités progressivement étendront cette action à des entités qui jusque-là n’ont pas été incluses ou à des personnalités qui ne sont pas incluses.

Au sein de l’opinion, certains estiment qu’il faut étendre la mesure sur les biens immobiliers des hauts cadres. Est-ce vous partagez cet avis ?

Je suis d’accord que la mesure soit étendue à des actifs immobiliers de ces personnalités. Maintenant, il est possible de penser que l’on ne retire pas entièrement ces immobiliers. Que l’on définisse un certain pourcentage lié à ces immobiliers qu’on peut retenir, afin aussi de ne pas complètement appauvrir ces gens parce qu’ils sont des guinéens comme nous.

Dans sa première déclaration, le CNRD a rassuré les sociétés minières sur la poursuite de leur activité. Dans une autre déclaration, il les invite à une concertation jeudi prochain. Certains guinéens estiment qu’il faut résilier  ces contrats miniers et d’autres par contre suggèrent leur maintien en l’état. Quel est votre analyse sur ce sujet ?

Justement, je me rappelle que dans les tous premiers communiqués des nouvelles autorités, elles avaient annoncé que la Guinée respecterait tous ses engagements y compris ceux qui les lient aux sociétés minières.  Dans l’esprit, c’est une bonne chose. Parce que l’Etat étant une continuité, il ne faut pas donner l’impression du principe de la princesse Pénélope de la Grèce antique. Aujourd’hui, il faut aussi concilier la nécessité de continuer à engranger les ressources  publiques tout en faisant en sorte que les intérêts du pays soient revus. Je suggérerais plutôt qu’il y ait une revue ou une relecture de ces conventions à la lumière des réalités qui ont caractérisé leurs signatures et à la lumière des intérêts du pays à ce jour. Je suis convaincu que les dirigeants de ces sociétés comprennent très bien qu’il est nécessaire de faire en sorte que la part de la Guinée s’accroisse dans ce partenariat.

Avant ce coup d’Etat, la Guinée avait bénéficié ou était sur le point d’avoir des programmes avec les institutions de Breton Woods à savoir la Banque mondiale et le FMI  ainsi que d’autres partenaires techniques et financiers. Avec ces condamnations de la communauté internationale, la Guinée peut espérer avoir ces aides ?

Je comprends la condamnation régalienne du putsch par ces partenaires. C’est ce qui est de mise un peu partout. Néanmoins, je crois également qu’ils comprennent que le pays était dans une impasse politique, économique et sociale. Et que même si l’on condamne par principe le putsch, il est nécessaire de continuer  à appuyer la Guinée, spécialement dans le contexte de la pandémie et surtout à raison du respect des premiers engagements pris par la junte. Il est possible que ces partenaires desserrent l’étau autour de la Guinée.

 Pour justifier son coup d’Etat, l’armée parle des maux dont souffrent le pays notamment la corruption, le détournement de deniers publics et bien d’autres. Quelles solutions préconisez-vous pour mettre fin à ces pratiques ?

C’est un vaste chantier. On ne peut pas entièrement couvrir la problématique de la corruption dans les lignes de votre média. Néanmoins les premières mesures qui sont d’ordre psychologique prises par les autorités sont rassurantes. Mais à moyen et long termes, il faut procéder à des réformes visant par exemple à accorder un statut spécial à certaines entités qui interviennent à la gestion des régies financières. On peut faire en sorte qu’ils bénéficient d’un statut particulier et qu’on puisse améliorer substantiellement leur traitement. Quelqu’un qui est payé à 2 millions voire 3 millions de francs guinéens et qui gère des milliards de nos francs par an est tenté. Donc il y a la question de traitement et de promotion pour ceux qui travaillent bien et de nomination non pas en fonction du copinage, mais en fonction de la compétence et des garanties relatives au maintien de l’emploi aussi longtemps que celui-ci se comportera bien. Il y a beaucoup de mesures à prendre à moyen et long termes. Il faut également mettre en place des organes d’inspection ou de contrôle dont les cadres bénéficieront d’un traitement spécial.

 En tant qu’économiste, quel conseil avez-vous pour la junte pour une transition réussie ?

La transition est intervenue dans un contexte socio-économique très inquiétant. Il y avait une impasse économique. Il est aussi clair que l’on ne peut pas élaborer un programme complet de développement du pays à travers les lignes de votre média. Néanmoins, il faut dire que le putsch est intervenu dans un contexte où, même s’ il y a eu création de richesse en Guinée dans les cinq dernières années, ces richesses ne bénéficient pas ou très peu aux guinéens. Cela résultait du fait que ces richesses étaient créées dans les secteurs qui ne bénéficient pas bien aux guinéens soit en termes de profit soit en termes de salaire. C’est d’abord au niveau du secteur minier et du secteur des services. Au niveau du secteur minier toutes les compagnies installées depuis 2010 ont des capitaux détenus en grande partie par des non guinéens. C’est ce qui fait que la croissance n’a pas réussi à réduire de façon substantielle la pauvreté en Guinée. Au niveau du secteur des services dont les banques, les compagnies d’assurances, les sociétés de téléphonies et les BTP également, l’essentiel des capitaux sont détenus par les étrangers. Etant donné que les secteurs qui tirent essentiellement la croissance en Guinée ne bénéficient pas aux guinéens, il faut une réorientation économique de façon à ce que les secteurs qui emploient beaucoup de guinéens puissent être des secteurs prioritaires à savoir l’agriculture et l’agro-industrie où 70% de la main d’œuvre active intervient.

Quel est votre message de la fin ?

Je peux dire que l’arrivée des nouvelles autorités est une opportunité de changer le paradigme en Guinée. Parce que pendant les dix dernières années et même avant cela, on a toujours eu tendance à mettre l’accent sur l’alternance politique mais pas sur la bonne gouvernance, la bonne utilisation des ressources publiques. Il faut qu’on mette l’accent sur non pas l’alternance au pouvoir qui devait arriver de toute façon. Mais l’exercice du pouvoir une fois que les autorités sont mises en place. Cette question a été occultée aussi bien par l’opposition que par la mouvance durant les dix dernières années.

Entretien réalisé par Daouda Yansané