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Pétrole WTI : Pourquoi les prix ont chuté pour valoir moins de Zéro dollar

(BFM Bourse) – La folie s’est emparée du marché pétrolier, le contrat à terme pour livraison en mai ayant chuté en territoire largement négatif à la fin d’une séance infernale, où les investisseurs ont désespérément chercher à se débarrasser de certains barils dans un marché saturé. Explications sur un phénomène essentiellement technique, lié à la structure du marché pétrolier.

Inconcevable, surréaliste, la séance du lundi 20 avril 2020 aura été celle de tous les superlatifs et occupera à n’en pas douter une place de choix dans les futurs livres d’histoire. Au cours de ce « grand krach pétrolier », le baril américain de pétrole brut, le WTI, pour livraison en mai, a plongé de plus de 17,73 dollars à l’ouverture des échanges à 0 dollar peu avant 20h. Avant de poursuivre sa chute pour atteindre -40 dollars (!) vers 20h30, un effondrement (-300% sur la journée) intervenu « dans un marché anéanti par une demande en chute libre et des réserves s’approchant de la saturation aux États-Unis » note John Plassard, responsable des investissements chez Mirabaud Securities. C’est « sans précédent » et « complètement irréel », remarque Louise Dickson, spécialiste du marché pétrolier pour le cabinet Rystad Energy.

Il s’agit d’une situation historique. Contrairement à d’autres types de pétrole, jamais un contrat sur le WTI n’avait affiché un prix négatif.

Ce plongeon inédit , s’il vient rappeler aux investisseurs l’ampleur du déséquilibre entre l’offre et la demande sur le marché pétrolier, tient « tout d’abord à une explication technique » note John Plassard.

Expiration du contrat

Le contrat sur le baril de WTI pour livraison en mai expire ce mardi, ce qui signifie que les détenteurs de ce papier devaient trouver des acheteurs physiques avant sa date limite (lundi soir). Dans le cas contraire, « vous devez recevoir, physiquement, le pétrole que vous avez acheté » précise Stéphane Déo, stratégiste à la Banque Postale Asset Management. Or, « il ne reste absolument donc tous les intervenants ont dû revendre leurs contrats « mai 2020″ quel qu’en soit le prix », quitte à rémunérer les acheteurs pour qu’ils les débarrassent de ces barils. « Et ils ont payé cher » souligne Louise Dickson.

« Il faut d’ailleurs remarquer que cette aberration est limitée au pétrole WTI coté à New-York » relève-t-il, le baril de Brent de mer du Nord, référence européenne cotée à Londres, ayant été beaucoup moins affecté même s’il a également cédé plus 9%, à 25,6 dollars en clôture.

Comprendre le marché à terme

L’ampleur de la chute est telle que de nombreux observateurs -avisés et, surtout, moins avisés- se sont subitement intéressé à l’or noir. Ali Bodaghi, un arbitragiste installé à Londres confie ainsi que « plusieurs de ses amis voulaient absolument savoir comment trader comment profiter du pétrole à -37 dollars pour acheter quelques barils ». « Je leur ai répondu que j’étais désolé pour eux, mais qu’il n’était en réalité pas possible de profiter de ces prix, et c’est peut-être d’ailleurs pourquoi les cours se sont effondrés hier ». Ce qui se rend ce marché « particulier et technique », c’est « la complexité de la livraison des barils » explique-t-il.

Pour un particulier, acheter du pétrole peut se faire soit avec des futures (des contrats à terme), soit avec des ETP (pour « exchange traded products », des produits structurés qui répliquent l’évolution du cours du pétrole). « Il est important de savoir que c’est de la spéculation dans les deux cas, puisque vous ne serez jamais livrés des barils ». Si « le but principal du marché pétrolier est de mettre en relation les « vrais » acheteurs et les producteurs, les futures permettent (à ces derniers) de vendre à terme leur production et de la livrer à échéance, avec un prix fixé le jour de l’ouverture du contrat, ce qui est particulièrement intéressant pour la gestion des stocks et la maîtrise du risque-prix » indique Ali Bodaghi

Sauf que, comme sur tout marché, les intervenants ne sont pas uniquement professionnels et « s’y greffent en effet des traders, des markets-makers, des arbitragistes ainsi des particuliers qui ont des intérêts divers et sont sensés rendre le marché liquide et efficient ». « Les futures sont plus efficaces mais plus compliqués et n’importe qui n’a pas accès aux contrats à terme sur le pétrole car ils peuvent parfois être très risqués ». Leur problème, c’est qu’ils ont des maturités. Sur le WTI, il existe actuellement des contrats à terme « jusqu’en février 2031 » relève Ali Bodaghi, ce qui signifie qu’un investisseur « peut aujourd’hui s’engager à acheter ou vendre des barils de pétrole WTI jusqu’en 2031, en garantissant son prix d’achat ou de vente ».

Le Feb31 (le nom du contrat à terme pour livraison en février 2031) vaut environ 55 dollars aujourd’hui, ce qui correspond à « la meilleurs anticipation du prix du pétrole à cette échéance ». Un investisseur qui n’a aucun intérêt dans le pétrole mais anticipe une hausse peut donc acheter un « future » en espérant le revendre plus cher lorsque celui-ci arrive à échéance (ou échéance), comme c’est le cas du future mai qui meurt aujourd’hui et dont la livraison de barils a donc lieu en mai.

« Or si on est pas raffineur comme Total, on a aucun intérêt à être livrés car on sait pas où stocker ce pétrole, et même si on sait, il faut avoir une taille critique, payer des tankers, ouvrir un compte avec une unité de stockage, etc. Ce n’est pas le but d’un investisseur qui est obligé de revendre le contrat qui arrive à échéance pour acheter le suivant. Cela s’appelle « roller la position » et c’est pourquoi, hier, le mai s’est effondré, car il n’y avait que des spéculateurs dans le marché ». Environ 150.000 contrats « mai » ont ainsi été négociés ce lundi, « avec principalement des investisseurs qui étaient contraints de vendre leur position afin d’éviter d’être livrés » conclut-il.

Un plongeon historique, et ensuite ?

Alors que John Plassard estimait dans sa note matinale que « le pire était peut-être derrière nous avec le redémarrage de l’industrie en Chine -premier consommateur et importateur de pétrole au monde avec 14 millions de barils par jour (près de 15% de la consommation mondiale, NDLR)- et l’échéance des options sur le WTI [qui] devraient ramener un peu de calme sur le marché », ce dernier ne l’entend visiblement pas de cette oreille. À 11h50 mardi, les cours des deux références mondiales de pétrole brut s’effondrent de nouveau, le baril WTI pour livraison en juin abandonnant 19,53% à 16,44 dollars tandis que le baril de Brent dévisse de 18,15% à 20,95 dollars.

Stratégiste en chef du marché asiatique chez JP Morgan Asset Management, Taj Hui considère que « l’évaporation de la demande induite par le Covid-19 va maintenir le marché sous pression ». Même si les mesures de confinement s’assouplissent dans les prochaines semaines, « le monde va être inondé de pétrole pendant un certain temps », ajoute-t-il. Pire, pour Warren Peterson, responsable de la stratégie des matières premières chez ING, « en l’absence d’une reprise significative de la demande, les prix négatifs pourraient revenir pour le mois de juin » compte tenu de l’état des capacités de stockage « qui sera encore plus problématique » à cette période du mois prochain. Les analystes de Citi avertissent pour leur part que si les capacités mondiales de stockage arrivent rapidement à saturation, « le Brent pourrait suivre le WTI » et chuter lui aussi à un plancher historique.

Or, comme l’indique Dave Meats, le directeur de la recherche sur les actions dans le secteur de l’énergie chez Morningstar, dans sa note matinale, le taux d’utilisation des capacités de stockage à Cushing -la plaque tournante (hub et dépôt pétrolier) du marché américain située en Oklahoma- « est passé de 50% au début du mois de mars à 72% au 10 avril ». À ce rythme, « les réservoirs de Cushing seront pleins à la mi-mai » et « les limites pourraient être atteintes beaucoup plus tôt que cela, étant donné que l’utilisation n’a jamais dépassé 90% lors de la précédente crise pétrolière de 2016 » prévient le spécialiste.

BFM